Je m’appelle L’enlouve. J’habite un centre où sont soignés des enfants à partir de gènes d’animaux. Mes camarades et moi sommes tous un mélange d’humain et d’animal. J’ai un visage d’adolescente, mais avec des oreilles pointues, une amorce de museau et un très léger pelage sur le corps et les joues. Je sais… c’est étrange.

L’enchien est mon meilleur ami. C’est un garçon avec des oreilles de labrador. Nous nous taquinons souvent. Nous aimons jouer au foot dans le parc situé derrière les dortoirs. Il a des dons de gardien de but. Il « flaire » à quel endroit, je vais tirer et il plonge neuf fois sur dix du bon côté.

Ce jour-là, juste après le déjeuner, nous décidons de nous entraîner. Je pose la balle sur le sol, prends mon élan et envoie un missile en direction des cages. Mais j’ai visé trop haut et le ballon termine sa trajectoire dans les fourrés.

  • Va le chercher, L’enlouve ! J’en ai marre de tes loupés. (Mon ami aime jouer avec les mots.

Je m’engage dans le bosquet et avance, les yeux scrutant tantôt les branches, tantôt le sol. Mais toujours pas de ballon. Une minute passe.

  • Alors, tu trouves ? s’impatiente L’enchien.

Je désespère, quand  je distingue enfin la balle sous les fenêtres de la nurserie. Au même moment, j’entends des pleurs.

« On dirait un petit qui chouine. »

Nous autres, humanimaux, ne devons pas approcher du bâtiment réservé aux bébés génétiquement modifiés, mais les larmes d’un nourrisson effacent pour moi tous les interdits. Je plie mes genoux et, les muscles ramassés,  fixe la façade. Les cris proviennent d’une fenêtre entrebâillée, au premier étage. L’ouverture donne sur un balcon. Je bondis pour m’accrocher à la rambarde, l’enjambe et avance en me dressant sur la pointe des pieds.

J’aperçois un bambin âgé d’une dizaine de mois. Il est tout seul dans la chambre et gigote au creux d’un petit lit. Les humains l’ont laissé sans surveillance.

Comme à chaque fois que je suis choquée, je sens mes poils qui se hérissent.

J’examine le lieu. Aucune assistante, aucune infirmière en vue. Puisque personne ne vient le consoler, je vais m’en occuper ! Je m’introduis dans la pièce, prends le bébé dans mes bras et retourne dans le parc en passant de nouveau (avec toutes les précautions possibles) par-dessus la balustrade. Vous auriez vu la tête de L’enchien quand il a découvert le bout de chou blotti contre moi !

  • Tu es folle ! Où l’as-tu trouvé ?
  • Il pleurait tout seul sur un lit de la nurserie, alors je l’ai emporté pour veiller sur lui.

La surprise passée, mon ami s’extasie :

  • Il est craquant, avec sa petite houppette rousse sur la tête. Ses bras et ses jambes sont bien potelés.

Nous restons silencieux, les yeux rivés sur le visage de mon protégé. Je déclare :

  • On va jouer avec lui. Et tant pis si les infirmiers ne sont pas contents. On va lui donner un peu de chaleur.

Je souffle délicatement sur ses joues et il sourit.

  • Regarde, il en redemande !
  • Qu’est-ce que vous faites ? S’étonne Enfanteau qui prenait l’air dans le parc.

Parmi tous mes amis, c’est sans doute le plus troublant. Il a une belle âme mais pas un beau visage. Sa trompe est disgracieuse et sa peau rugueuse ressemble à une croûte. Certains le craignent parce qu’il possède un pouvoir unique : il suffit qu’il pose l’extrémité de sa trompe sur le cœur de quelqu’un pour connaître son futur. Je lui réponds ;

  • On s’occupe de ce bébé. Comment le trouves-tu ?

Enfanteau demeure pensif. Je m’inquiète.

  • Quelque chose ne va pas ?
  • J’ai peut-être été beau à son âge, murmure-t-il. Pas de trompe rabougrie…Pas de peau plissée…

Il s’exprime d’une voix calme, sans colère ni tristesse. Il s’est fait une raison de son physique ingrat.

  • Je vous laisse, conclut-il. Je dois voir le médecin.