Les jours s’écoulent. Je reste dans mon lit. Je ne me lève que pour aller aux toilettes. L’enchien essaie de me convaincre de sortir. En vain. Je n’ai plus goùt à rien. Le petit me manque. Qu’il soit humanimal ou humain, quelle importance ? Un infirmier m’apporte un plateau de nourriture à chaque repas. Je grignote à peine.
Le huitième jour, je me traîne dans la chambre d’Enfanteau. Mon ami a les yeux encore plus fatigués que d’habitude mais son intelligence est toujours en éveil. Je lui demande :
– Enfanteau, ne m’as-tu pas vue dans l’avenir avec le petit ?
– Oui. Vous étiez ensemble.
– Alors pourquoi nous a-t-on séparés ?
– As-tu dit aux humains que tu avais sorti l’enfant de la nurserie et que tu avais passé du temps avec lui ?
– Eh bien… j’en ai parlé au gardien quand j’ai vu le directeur l’emmener.
– Maintenant, les humains se méfient. Je te l’avais dit.
Je retiens mes sanglots. Enfanteau me console en me berçant dans ses bras.

Le lendemain, une grande silhouette entre dans ma chambre. Je me frotte les yeux.
– Monsieur le directeur ?
– Bonjour, L’enlouve. Je suis venu te voir car nous avons des choses à nous dire.
L’homme s’assoit sur le bord de mon lit.
– On m’a appris que tu ne t’alimentais presque plus ?
Je ne réponds pas. Mon sens olfactif est en éveil. Ses vêtements sont imprégnés de l’odeur du petit. Il insiste :
– Raconte-moi ce que tu as fait l’autre jour avec mon fils.
Je me méfie. Que se passera-t-il si je raconte tout ? Etrangement, l’homme ne me semble pas hostile. Sa voix est même plutôt douce.
– Tu ignorais qu’il était mon enfant ?
– Oui, je l’ignorais.
– Tu peux tout me dire, me rassure-t-il.
Je ne lis aucune tromperie dans ses yeux. Alors je décide de lui décrire les moments que j’ai passés avec son fils. Je parle de la douceur de sa peau, de ses sourires quand je le papouillais. Je raconte comment je l’ai aidé à s’imprégner de la terre.
– Si vous saviez comme il était bien dans mes bras ! Il aimait ma chaleur.
Je concus par cette question :
– Quand pourrai-je le revoir ?
– C’est-à-dire…
– De quoi avez-vous peur ?
– L’enlouve… je ne peux pas laisser mon fils à…
– A n’importe qui ? Vous n’avez pas confiance en moi ? Mais j’aime les enfants ! Souvenez-vous de Mowgli, l’enfant de la jungle qui a été adoptés par Mère-Louve. Et de Rémus et Romulus, les deux frères de l’Antiquité qui eux aussi ont été allaités par une louve. Vous voyez : il existe de nombreuses histoires qui parlent de notre instinct maternel à l’égard des bébés humains.
L’homme scrute mon visage parsemé de poils et me dit :
– Je ne veux pas que tu sois malheureuse, L’enlouve. Alors, voici ce que je te propose : comme les assistantes ne sont pas assez nombreuses pour s’occuper des tout jeunes humanimaux, accepterais-tu de les aider ?
Je redresse la tête.
– Vous me… proposez de veiller sur eux ?
– C’est bien cela. Une heure par jour. Ça te va ?
J’ai du mal à le croire. Il se lève et me dit :
– Tu commences demain. Tiens-toi prête. On viendra te chercher à dix-sept heures.
Mes yeux scintillent de joie.

Chapitre 7

Voilà un mois que j’ai intégré l’équipe de la nurserie. Parfois, un nourrisson pleure et personne ne parvient à le calmer. Alors, je le prends dans mes bras, je le dorlote et il s’endort. Les assistantes sont surprises. Il paraît que j’ai un don avec les enfants…
J’ignore avec quels gènes d’animaux les petits dont je m’occupe ont été hybridés et je ne veux pas le savoir. Ils sont tous des êtres fragiles qui ont besoin d’amour pour chasser leurs peurs. Et, croyez-moi, je donnerais ma vie pour sauver la leur.
Avec les plus grands, je joue au loup dans le parc. S’ils le réclament, je suis capable de mettre de côté mon orgueil pour m’amuser avec eux à saute-mouton. De sa fenêtre, Enfanteau me regarde me dépenser. Sa santé fragile l’oblige à garder la chambre. Chaque fois que je lève la tête vers lui, il m’adresse un petit signe de la main. Tous vous diront que je suis heureuse, mais lui connaît la vérité. Il sait qu’un acte d’amour engage toute une vie et qu’une séparation est une plaie qui jamais ne guérit. J’obéis chaque matin au même rituel : je rejoins le toit des dortoirs et je guette l’arrivée du directeur, en espérant que son petit Louis l’accompagnera. Et chaque fois il sort de sa voiture seul.
Régulièrement, il me convoque dans son bureau pour me demander comment je vais. Je ne raterais pour rien au monde ces rendez-vous car je peux respirer l’odeur du petit qui flotte autour de lui. Entre deux phrases, dans un souffle de silence, il nous arrive de nous fixer intensément, les yeux dans les yeux. Il sait alors quelle question me hante : Pourrai-je un jour revoir Louis ? Mais il reste sourd à ma demande. Il tourne les pages de ses dossiers et se garde bien de me répondre.

Un jour, de sa fenêtre, Enfanteau m’adresse des signes pressants. Je devine qu’il veut me parler. Je monte dans sa chambre.
– L’enlouve, me confie-t-il. J’étais à l’infirmerie ce matin. J’ai surpris une conversation entre deux médecins. L’un d’eux a parlé du directeur.
Mon cœur bat la chamade.
– Qu’est-ce que tu as entendu ?
– Il a été choisi pour diriger un autre centre.
– Ah ? Où ça ?
– A l’étranger, très loin d’ici. Je n’en sais pas plus.
Je remercie Enfanteau et sors de la chambre, bouleversée.

Les semaines passent. Accaparé par les préparatifs de son départ, le directeur m’accorde de moins en moins d’attention. Un jour, j’apprends qu’il est définitivement parti. On ne le reverra plus au centre. Cette fois, tous mes liens sont rompus avec Louis. J’enterre son souvenir au plus profond de moi. Je ne crois plus aux prédictions d’Enfanteau.

Chapitre 8

Neuf années se sont écoulées. Je m’occupe de bébés animaux dans un parc d’adaptation à la vie sauvage. J’ai trouvé ce travail peu de temps après être sortie du centre.
En ce moment, je veille sur des bébés chimpanzés, des petits zèbres et des lionceaux qui seront remis en liberté à l’âge adulte. J’ai été choisie pour ma capacité étonnante à me faire accepter par eux. Je suis une formidable « baby-sitter pour animaux ».
J’ai essayé de prendre contact avec l’ancien directeur du centre, mais aucune piste n’a abouti. Quelqu’un m’a dit qu’il avait changé plusieurs fois de pays. Tout espoir de retrouver Louis est donc perdu.

Depuis peu, j’anime des démonstrations pour enseigner aux humains le respect de la vie sauvage. Je sais qu’ils viennent autant pour me voir moi, l’humaine à caractéristiques de louve, que pour écouter mes explications. Mon physique les intrigue.

Cet après-midi, le public installé dans les gradins est un peu agité. Pour calmer tout le monde, je pousse un hurlement. L’attention revient immédiatement…
J’insiste sur le fait qu’il est important que les bébés animaux ne s’attachent pas à moi, afin qu’ils gardent leurs instincts sauvages quand ils seront libérés.
– Le but est qu’ils se méfient des humains car, dans la jungle ou la savane, ils rencontreront peut-être des chasseurs ou des braconniers.
Je dis cela et en même temps mon cœur se serre. J’aimerais tellement dorloter ces petits. Soudain, une odeur me déstabilise. J’essaie de me concentrer sur ce que j’ai à dire mais je bafouille. Je perds mes mots. Je lève la tête et renifle avec insistance. Je suis médusée ! Il est là…au dernier rang. Louis, assis à côté de son père ! Il est grand déjà. Il a dix ans. Je lui souris. Il se lève lentement et descend des tribunes. Je marche vers lui, les yeux humides ? Nous nous arrêtons à un mètre l’un de l’autre.
– Bonjour…
Il me dévisage, observe mon petit museau, mes oreilles pointues. Je m’approche doucement, tends le bras et caresse sa joue.
– Louis…Comme tu m’as manqué.
Ses yeux pétillent.
– Je suis heureux de te retrouver ici, s’exclame soudain son père en nous rejoignant. L’enlouve, il n’y en a pas deux comme toi pour s’occuper des petits. Tu exerces un métier à ta mesure.
– Grâce à vous, monsieur.
Louis me demande timidement :
– On est resté longtemps ensemble… le jour où tu m’as emporté avec toi ?
Je lui prends la main.

  • Le temps de t’apprendre « Je ne crains personne » dans le langage des loups. Louis… nous sommes unis pour toujours, cœur humain et cœur de louve.